Vendredi après midi. Il pleut des cordes. Je veux dire, le déluge à côté, c’est une belle journée pour aller pique-niquer. Maxine en a marre d’être dedans. Moi j’en ai marre de regarder les vieilles canailles (je pensais pas que ça arriverait aussi vite mais elle veut regarder que deux chansons, en boucle…) et de lire Martine à la mer. Et les nouvelles chaussures de Popi. Et encore Martine à la mer juste derrière. Il commence à faire froid dans la maison. Si je m’écoutais j’irais me mettre sous la couette avec une bouillotte. Mais comme j’ai un enfant en bas age, que mon mari est en route pour Marseille pour enterrer la vie de garçon de son meilleur ami et que ma mère qui vient passer le weekend à la maison n’est pas encore là, je peux pas m’écouter.
J’aime pas la pluie.
Je comprends l’utilité et tout, c’est pas le soucis. Même, j’apprécie la petite averse qui arrose le jardin. Et le gros orage rafraichissant en fin de journée caniculaire (même si je le passe tétanisée à réciter du chapelet parce que j’ai peur du tonnerre). C’est juste que j’ai vécu quatre ans en Écosse. Les longues journées de pluie j’en ai soupé. J’ai déjà atteint ma capacité maximum.
En plus là il tonne beaucoup. Genre vraiment beaucoup beaucoup. Et Arnaud n’est pas là pour me rassurer. Et à chaque éclair Maxine vient me voir en courant en disant « peur tonnerre maman? ». Et je me cache pour pas qu’elle me voit faire des signes de croix toutes les cinq minutes (parce que son père tient à ce qu’elle ait une éducation laïque).
Je crois que ça fait déjà une semaine qu’il pleut tous les jours et si j’en crois les dictons de mon grand-père, mon voisin et l’almanach Rustica, comme il a plu à la Saint Médard, on est partis pour 40 jours de temps pourri. On est pas sortis du sable.
Le bruit du torrent de la rivière est assourdissant (merci le simple vitrage) et la rivière en question menace de passer par dessus la route.
Pour couronner le tout, avec toute cette pluie, la fosse septique a des relents qui embaument l’extérieur et depuis une heure il y’a des bruits suspects dans ma salle de bain. Ça fait beaucoup rire Maxine qui dit « Maman toilettes prout! ». Quiconque a déjà vécu un effondrement de fosse septique suite à trop de pluie comprendra pourquoi je suis pas hyper détendue de la feuille à ce moment précis.
Bref. Je passe pas une bonne après-midi.
Du coup pour me changer les idées, occuper Maxine au moins cinq minutes et réchauffer un peu la baraque j’allume le fourneau. Pour la première fois. Je la mène pas large. J’ai même carrément les miquettes. Pour deux raisons. La première c’est que si je me rate et que j’enfume la maison faudra ouvrir les fenêtres en grand et c’est pas bien le moment. La deuxième c’est que si je me rate et que j’enfume la maison je suis persuadée que mon grand-père va revenir du paradis pour m’engueuler et me jeter sa pantoufle.
Mon pépé Marcel.
Rien que de penser à lui j’ai un grand sourire débile et le cœur tout chaud.
Mon pépé Marcel est un monument dans la famille. Et dans sa commune. Et au club du troisième âge du canton.
Mon pépé Marcel avait fait la guerre, il avait été prisonnier, il a dansé la bourrée jusqu’à 90 ans, il alignait les Ricards et les blanc-cassis comme personne, il avait un jardin de l’espace, il fournissait toute la famille en patates, il avait des histoires passionnantes à raconter et une mémoire à faire passer un éléphant pour un malade d’Alzheimer, il lisait en épluchant ses légumes sans jamais se couper un doigt, il donnait des leçons de conduite à tout le monde alors qu’il n’avait pas le permis. Il sentait bon la Nivéa et l’eau de Cologne, il avait une casquette vissée sur la tête, les joues rouge et les yeux rieurs.
Mon pépé Marcel avait décidé de vivre très vieux pour, je cite, « emmerder sa mère qui lui disait qu’il irait pas loin parce qu’il buvait trop ». Elle était morte à 94 ans et des brouettes. Quand il l’a dépassé de quelques semaines et qu’il s’est assuré qu’on avait bien planté les patates pour subvenir aux besoins de toute la famille cette année là, il s’en est allé.
C’était il y a un peu plus de dix ans. Je pense à lui tous les jours. Pas tristement parce que je mesure ma chance de l’avoir eu si longtemps alors qu’il était si vieux. Mais je pense à lui tous les jours.
Parmi les supers pouvoirs de mon pépé il y avait « allumer le fourneau avec un demi éphéméride ». Parce qu’il fallait garder l’autre moitié pour faire la liste des courses. Mon pépé était zéro déchet avant même qu’on sache ce que c’était.
Voilà pourquoi aujourd’hui, je la mène pas large. J’ai jamais allumé un fourneau (pépé avait pour principe « laisse moi faire, tu sais pas faire ». Pas très pédagogique je vous l’accorde, mais il était né en 1913, on peut pas lui en vouloir). Et j’ai pas d’éphéméride.
Armé d’un vieux journal, de cagette, de petit bois et d’un allume-feu fait maison (mettre des bouchons de vin dans un bocal avec de l’alcool à bruler, ça marche du tonnerre) je me lance en priant tous les saints de me filer un petit coup de main.
Y’en a un qui devait écouter parce que c’est parti du premier coup. Et ça n’a pas fumé. (Fierté de moi à son maximum!). Si il était pas 14h je fêterais ça avec un petit blanc cassis. Mais il est 14h. Et j’ai pas de blanc. Ni de sirop de cassis.
Quand mon pépé est mort j’ai récupéré tout un tas de trucs dans sa maison. Des trucs dont personne ne voulait mais qui avait une immense importance pour moi. Sa boite à sucre rose, sa boite à gâteaux en métal dans laquelle il y a toutes les photos de famille, sa batterie de casseroles orange, parce que j’étais persuadée que le goût de ses petits plats qui ont tant marqués mon enfance venait des casseroles, et son buffet.
J’ai une sainte horreur des trucs neufs, les maisons modernes m’angoissent, j’ai besoin que ce qui m’entoure ait une histoire, une âme. Autant vous dire qu’avec les trucs de mon grand-père qui sont vieux comme Hérode je suis au top de ma vie.
A l’époque je n’avais pas vraiment de chez moi et tout ça est resté dans le garage de ma mère jusqu’à ce que j’ai quelque part où le mettre.
Aujourd’hui le buffet trône dans notre salon et j’ai rangé dedans tous les autres trucs. A l’endroit exact où ils étaient rangés à l’époque de mon pépé. Certains y verront des troubles compulsifs ou un refus de faire le deuil. Moi j’y vois un soucis du détail et un genre d’hommage. Le buffet de mon pépé c’est un peu mon petit musée.
Du coup poussée par la joie de ma victoire face au fourneau je sors les casseroles orange. Et je me lance dans la confection des fameuses « patates de pépé Marcel ». Oui, comme ça on dirait pas, mais c’est plus compliqué que ce qu’on croit. Déjà parce qu’il faut maitriser la cuisson au fourneau. Mais ça, à force de le regarder faire pendant plus de vingt ans, j’ai.
Maxine qui adore faire la cuisine a mis son petit tablier et s’est perchée sur une chaise. Pour une fois elle ne demande pas à touiller, elle me regarde juste.
Je lui raconte des histoires de mon pépé. Celles que j’ai entendu toute ma vie, qui ont bercé mon enfance, que je considère comme « patrimoine familial ». Celles que j’ai vécu avec lui. Celles que j’ai vécu grâce à lui.
Je lui raconte sa guerre et son passage en Écosse et en Norvège, son retour du stalag, je lui explique pourquoi grâce à lui nous sommes les propriétaires des lunettes en or d’un maréchal célèbre, je lui parle de ses convictions politiques qui sont devenues les miennes, de ses phrases pleines de bon sens et tellement drôles sans le faire exprès. Je lui explique pourquoi j’ai un tatouage avec écrit « Tchoussou » en gros sur la hanche.
Bien lancée je fais aussi une coupétade. Là elle s’agite un peu plus et mange un bout de pain sur trois et un pruneau sur quatre. C’est un miracle que j’arrive à remplir mon moule.
Au bout d’une heure la pluie s’est arrêtée un bref instant, je sors fumer, Maxine met ses bottes et saute dans les flaques sur la terrasse.
Quand nous rentrons (au bout de huit minutes chrono parce qu’il repleut) la maison sent un délicieux mélange de feu de bois, de dessert qui cuit dans le four et de « patates de pépé Marcel ». Ma maison sent comme celle de mon grand-père. Pour la première fois de toute ma vie. C’en est trop de bonheur, mon cœur explose et je pleure. De joie. Mais je pleure quand même.
A ce moment très précis Maxine revient du salon avec mon poste à cassette Fisher Price (que je traine depuis bientôt 31 ans, quand je vous dit que j’accorde beaucoup d’importance aux objets) et me dit « musique maman, pépé Marcel ».
Un ange passe.
Je presse Play, Charles Trenet se met à chanter, Maxine grimpe sur sa chaise, elle me tend les bras en disant « danse maman », je la serre contre moi et nous attaquons une valse.
Il peut pleuvoir pendant 40 jours, je n’en ai plus rien à foutre, je n’ai même plus peur du tonnerre à cet instant précis. Parce que pendant quelques secondes, mon pépé est dans ma cuisine.
En Afrique on dit que « quand un vieillard meurt c’est une bibliothèque qui brule ». Depuis plus de dix ans j’essaie de sauver les livres de la mémoire de mon grand-père, parce que pour moi c’est important de se souvenir de lui, et de tout ce qu’il nous a appris. Parce que les années passent et que l’on est de moins en moins nombreux à l’avoir connu. Vendredi après-midi, pendant un moment, elle était intacte. Et ma fille a pu en lire quelques pages.
Et ça, ça n’a pas de prix. Pour tout le reste…